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Le menuisier d'Orléans (légende orléanaise)


La tradition des trésors cachés a fourni à l'imagination villageoise un thème favori sur lequel elle a épuisé toutes ses fantaisies : gra­cieuses inventions, fantasmagories lugubres, savantes conjurations, images terribles, rien n’a fait défaut. À cette fécondité on sent qu'il s’agit de l’affaire des affaires, du talisman des talismans, de l’or ! La muse populaire n’a jamais achevé de tout dire sur un pareil sujet. Mais outre les contes il y a les anecdotes qui ne sont pas moins ins­tructives. Celle du Menuisier d'Orléans eût fourni à Lesage un de ces charmants chapitres de Gil-Blas où quelque mépris pour les hommes, se cache si élégamment sous une indifférente gaieté.


Ce menuisier, nommé François, habitait autrefois à Orléans la rue des Lacs-d’Amour, anciennement de la Juiverie. Bien qu’il fut habile à travailler tous les bois, ses affaires ne prospéraient guère faute de tra­vail et de crédit, aussi le plus souvent restait-il des journées entières assis sur son établi, un livre entre les genoux ; car, comme il était grand liseur, il tâchait de se consoler en apprenant par cœur les pas­torales et les tragédies en renom. Les voisins qui le voyaient vivre pauvre et seul le haïssaient naturellement comme un homme inutile à leur fortune ou à leurs plaisirs, et lorsqu’on passait le soir près de sa boutique fermée, ils l’entendaient répéter à haute voix les évocations magiques de Delfe dans la pastorale d’Athène, par le sieur Hardy, pa­risien, les plus timides se signaient et répétaient que le menuisier cau­sait avec les démons.


La méchanceté aidant, François arriva donc bientôt à avoir autant de créanciers qu’il eût dû avoir de pratiques. Quelques-uns d'eux ve­naient chaque jour mêler à ces tirades de vers alexandrins la prose d’une assignation, si bien que le menuisier perdit patience ; et, comme il était d’humeur mélancolique, il résolut de se donner quittance géné­rale, en finissant à la manière des héros de tragédie. Il voulut seule­ment préparer un dénouement digne de lui.


Il devait pour cela convo­quer tous ses créanciers à huitaine, et préparer son arrière boutique pour les recevoir, de sorte qu'en y entrant ils le trouvassent couché dans sa bière, entre quatre cierges, bien et dûment trépassé. L’effet d’une pareille mise en scène était sur, aussi François ne songea-t-il plus qu’à se procurer l'étoffe de l’habit indispensable de son rôle de défunt. Il ne lui restait pas une seule planche, et aucun marchand n’eût voulu lui en confier, mais il se rappela heureusement une estacade qu'il avait autrefois dressée par ordre de la commune à l’une des arches du grand pont. La Loire avait depuis longtemps détruit ce tra­vail mais les basses eaux venaient d’en découvrir quelques restes en­sevelis aux pieds des contreforts. Le menuisier profita de la nuit pour les arracher aux sables du fleuve et les transporter secrètement dans sa cave où il se mit à l’ouvrage.


L’idée d’échapper enfin aux persécutions de ses créanciers jointe à l’espoir de finir sa tragédie, comme les maîtres de l’art, avait enlevé à la résolution de François toute son amertume, les répugnances de l’homme et les scrupules du chrétien s’étaient évanouis devant l’amour- propre de l’auteur. Toute incertitude cessait d’ailleurs pour lui. Dé­barrassé de ce ténébreux compagnon qu'on nomme l’avenir, il n’avait plus qu’à s’égayer avec le présent. Son budget de l’année ne devant désormais défrayer que huit jours, il se mit à faire quatre repas, à boire du meilleur et à chanter des couplets joyeux. En même temps ses créanciers reçurent l’assignation qui les rappelait à se présenter au Jour indiqué avec leurs titres et cédules. Ce fut un grand émerveille­ment dans tout le quartier. On se demandait ce qui avait pu arriver au jeune menuisier. Lorsqu’on l’interrogeait il se contentait de ré­pondre d’un air à double entente que devant huit jours les gens qui l’avaient tourmenté de leurs poursuites on seraient bien penauds et marris ! Enfin comme on se perdait en conjectures, l’aubergiste voisin se souvint tout à coup, qu’il avait vu François rentrer plusieurs nuits de suite portant des fardeaux qu’il semblait cacher. Il ajouta que depuis la veille le menuisier travaillait dans sa cave, et se rappelant ses soli­loques magiques, il conclut que le diable lui avait fait trouver un trésor.


Cette explication aussitôt adoptée par les plus fortes têtes du voi­sinage se répandit de proche en proche avec les embellissements d’usage. On parle d’abord de neuf poissons d’argent que le menuisier avait déterrés dans une des îles de la Loire, puis d’un filet de perles trouvé sous le pont ; enfin il fut constaté qu’il avait découvert dans les sables la barque d’or de Jules César, et qu’il l’avait transportée chez lui par morceaux. Les créanciers comprirent alors l’assignation, mais ils commencèrent à regretter d’avoir poussé à bout un homme que sa richesse allait rendre puissant et qui pourrait leur garder rancune. Aussi vinrent-ils l’un après l’autre pour l’apaiser on déclarant que leur avoir est à son bon plaisir et qu’ils lui sauraient gré de les mettre à l'épreuve.


Le menuisier devina bien vite la cause de ce changement, et comme la joyeuse vie des jours précédents lui avait fait prendre goût aux choses du monde, il se décida à reculer son dénouement. La croyance au trésor découvert par lui avait changé les dispositions de toutes ses connaissances. C’était à qui lui ferait ses offres de service et se dirait son ami. Les membres de la commune se rappelèrent qu’aucun ouvrier n’avait autant de probité et d’adresse, et les plus riches maîtres de la corporation s’associèrent à ses entreprises. Enfin, au bout de quelques années, il se trouva en mesure d’acheter la maison dont il n’avait pu payer le loyer. Du reste, instruit par l’expérience, il ne chercha ja­mais à détromper ceux qui, parce qu’ils le supposaient riche, l’avaient réellement enrichi. Loin de là ! Afin de faire mieux croire au trésor il ferma sa cave d’une porte ferrée que forgèrent les habiles serruriers d’Orléans et ce fut alors que la rue des Lacs-d’Amour prit le nom de rue de l'Huis-de-fer qu’on appelle maintenant rue du Poirier.


Il n’avoua la vérité que peu avant sa mort au Religieux appelé pour recevoir sa confession. On fit alors ouvrir le réduit où l’on trouva le cercueil de bois de chêne, seul trésor que le menuisier eût jamais possédé et qu’il emporta avec lui dans la terre.


U.G.

Dans les Annales Religieuses d'Orléans 1891

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