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Le violoneux de Chaingy


Dans les dernières années du premier Empire, vivait seul, depuis plus de soixante-quinze ans, dans une chaumière isolée, sur la lisière du bois de Goumast, un pauvre bûcheron dont ceux qui l'ont connu faisaient le portrait suivant : grand, maigre, ayant l'air doux et rêveur, taciturne à décourager les questionneurs les plus importuns.


ll n'avait jamais été marié ; tout le pays l'appelait le violoneux du diable. Il y avait, alors, de l'autre côté de la forêt de Goumast, un vieux castel qui, depuis longtemps déjà, n'existe plus... que sur la carte de l'état-major. On aimait à s'amuser au château de Montpipeau, et, parfois, certains jours d'automne, on mandait le violoneux de Chaingy pour faire danser, après souper, les nobles châtelains et leurs invités.


Un soir, le bal dura plus longtemps que d'habitude, et minuit était sonné à l'horloge du manoir quand le ménétrier, bien réconforté avec les restes du dernier repas, et que quelques verres de bon vin avaient rendu invulnérable à la fraicheur du bois, s'engagea, insouciant, son violon sur le dos, dans les sentiers qui devaient le ramener chez lui et qu'il connaissait si bien. Cependant (il l'a raconté lui-même dans quelques occasions solennelles), il avait à peine fait trois cents pas, sous les sombres taillis, qu'il s'arrête inquiet ; des bruits inconnus frappent son oreille ; les bois sont remplis de rumeurs confuses ; à travers les vieux chênes courent des voix indécises, des appels lointains ; et au-dessus, dans l'air, il y a comme des battements d'ailes ; les cordes du violon résonnent d'elles-mêmes, par moment, comme si elles étaient frôlées par quelqu'un ou quelque chose qui demeurait invisible ; la forêt était hantée ! Le ménétrier, ému, presse cependant le pas avec résolution, mais le tumulte grossit toujours et les bruits étranges s'accentuant davantage ; aux voix, plus distinctes, se mêlent, maintenant, comme des cris de détresse et de sinistres éclats de rire. Le cœur serré, la sueur au front, il arrive à la Clairière-des-Sorciers, sorte de rond-point où il s'est arrêté tant de fois et où il espère faire une pause et reprendre haleine. Mais il n'a pas encore franchi la dernière cépée que, soudain, apparaît à ses yeux, éclairé d'une lumière rouge et intense, comme celle qui sort du four d'un boulanger, un spectacle de l'autre monde : des diables, des diablesses, des diablotins, toutes les anciennes fées de la forêt, avec leurs casseroles pleines de feu, avaient donné là rendez-vous aux mécréantes des environs qui avaient déjà vendu leur âme à Satan. C'était le jour et l'heure du Sabbat. La clairière, toute tendue de voile, de soie, d'argent et d'or, était éclairée par d'innombrables lustres qui, pendue aux branches des chênes voisins, jetaient des flammes aux reflets effrayants. Le pauvre artiste, glacé de crainte, n'osait plus ni avancer ni reculer, quand un maître des cérémonies, noir comme un nègre, ganté de blanc, en culotte courte mais le pied fourchu et le front surmonté de deux magnifiques cornes d'ébène, vient le saluer poliment et l'inviter à monter a la tribune de l'orchestre, recouverte de tapisseries resplendissantes. Il fallait obéir. On lui fait un signe ; l'archet court, presque de lui-même, sur les cordes tendues, et, des entrailles du vieil instrument sortent des airs magiques que le ménétrier n'a jamais appris, mais qui entraînent toute la bande dans une ronde échevelée.


Il voit tourbillonner devant lui, au milieu de ces fantasmagoriques splendeurs, des profils anguleux ; des nez pointus et en lame de couteau ; des rictus qui semblent séparer la tête en deux parts et qui laissent voir de blancs râteliers d'émail ; des yeux semblables à des charbons ardents ; des fronts plissés et parcheminés; des physionomies bestiales ou féroces ; puis, ce qui lui fit le plus de mal, il l'a avoué plus tard, il reconnaît, parmi cette foule, revêtus d'habits de noces, des compatriotes, des voisins, des parents même, qu'il n'aurait pu supposer capables de s'être initiés à ces infâmes mystères et dont il n'a jamais voulu prononcer les noms. La sarabande infernale dura une heure.


Alors, sur un signe du maître qui commandait céans, le ménétrier s'arrête, remet son violon dans son fourreau, promet, sur l'injonction qui lui en est faite, de revenir quinze jours après, à la même heure, et, plus mort que vif, se hâta de regagner sa demeure. Il n'essaya même pas de dormir, et, au petit jour, il frappait, pale et anxieux, à la porte du vieux curé de Chaingy. C'était un digne prêtre, qui, bien loin à la ronde, à Huisseau ; à Bussy ; à Ingré ; jusqu'à la Loire, de La Chapelle-Saint-Mesmin à Meung, était la terreur dos sorciers et avait la réputation d'être fort contre l'enfer. Son paroissien lui raconte les moindres détails de l'aventure de la nuit ; la fatale promesse qu'on lui avait arrachée de retourner à la Clairière-des-Sorciers ; ses craintes sur ce qui va s'ensuivre ; et lui demande ce qu'il doit faire. "Mon fils, lui répond le prêtre, avant tout, que ta conscience soit en bon état, et aucun véritable mal ne saurait t'atteindre. Si donc tu as perdu la grâce de Dieu, prends soin de la recouvrer au plus vite. Quant à la malheureuse promesse que tu as faite, tu la tiendras ; mais, écoute bien ce que je vais te dire : dès que tu seras à ta place et que, à tes premiers accords, la bande de Satan aura commencé à s'ébranler, tu t'arrêteras, et, brusquement, tu commenceras à jouer l'air du Pange Lingua. Tu reviendras m'en dire l'effet. Va maintenant ; je prierai pour toi."


Ainsi réconforté par les conseils et les encouragements de son curé, le ménétrier attendit, sans trop d'inquiétude, la nuit terrible. A l'heure dite, il arrivait à la clairière. La noire assemblée était plus nombreuse encore et plus animée que la première fois ; les diables agitaient leurs tridents redoutables et riaient en montrant leurs longues dents ; les fées folâtres frappaient du poing le cuivre de leurs casseroles enflammées : de tous les gosiers des initiés sortaient des sons inarticulés, dont on n'aurait pu dire s'ils témoignaient la joie ou la souffrance. Cependant, le ménétrier franchit les degrés de l'orchestre et prend possession de son siège ; l'archet se lève ; les cordes vibrent ; danseurs et danseuses partent en cadence... Dans l'élan furieux qui les emporte, ils n'ont pas remarqué que le musicien brise la mesure et s'arrête tout a coup. Mais, aux premières notes de la mélodie sacrée, qui exprime si bien l'adoration et l'amour, un cri aigu, douloureux s'échappe de toutes les bouches ; les premiers, les démons, éperdus, s'élancent par-dessus les grands chênes ; dans leur précipitation, les fées renversent le feu qu'elles portaient ; affolés de terreur, les sorciers et les sorcières s'enfuient dans toutes les directions ; les lustres tombent ; les lampes s'éteignent ; et le ménétrier, tout a l'heure assis sur un coussin de velours, achève le Pange Lingua dans un buisson d'épines... À. son tour, il se met en chemin, mais, cette fois, il était calme et triomphant. Ni diable ni sorcier ne se rencontre sur sa route, et, depuis lors, les esprits infernaux ne dirigèrent plus contre lui aucune entreprise. Les mécréants eux mêmes évitaient sa rencontre. Il fut constaté, dans la suite, que l'herbe qui avait été foulée par les pieds de bouc de Satan restait chétive et empoisonnait les animaux qui la mangeaient. Rien ne voulut pousser là où les fées avaient renversé leurs casseroles. La Clairière-des-Sorciers demeura maudite et les bucherons attardés font encore un long détour pour ne pas la traverser durant la nuit. Et c'est depuis lors que le ménétrier de Chaingy fut appelé, partout, le violoneux du diable.

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